Réseaux sociaux, individu social, visibilité et réputation
Lorsque les 6 degrés de séparation rencontrent les typologies de présence en ligne…
Small world, les 6 degrés de séparation
En 1967, lorsque le sociologue américain Stanley Milgram(1) reprend à son compte une idée déjà développée par Frygies Karenty, la théorie des six degrés de séparation, il n’imaginait sans doute pas ce que deviendrait sa découverte, quarante ans plus tard, et l’apport qu’elle offrirait aux réseaux sociaux.
Pour mettre en place sa théorie du « Petit monde » (Small World), il demanda à un échantillon aléatoire de 300 Américains de faire parvenir une lettre par voie postale (en 1967, l’Internet n’est pas encore de mise) à un individu au sujet duquel ils avaient quelques informations mais dont ils ne connaissaient pas l’adresse. La règle étant de ne transmettre le courrier qu’à une relation proche et de lui demander de l’envoyer au destinataire (on suppose bien sûr que les gens dans la chaîne sont compétents pour découvrir le lien entre les deux personnes servant de relais). Bien que très controversée, cette expérience a été à l’origine du principe fondateur des réseaux sociaux actuels !
L’individu social
La sociabilité est indispensable au développement humain. Dans la vie réelle, un individu social est un individu qui développe des interactions sociales au contact d’autres individus. L’ensemble de ces interactions sociales détermine à la fois le réseau social et le capital social(2) de chaque individu.
Les actions qu’il mènera viendront enrichir ou appauvrir son capital social. Qui, en retour, lui permettra d’obtenir des avantages marchands et non marchands lors de ses interactions avec les autres.
Selon Danah Boyd, un réseau social est une catégorie de site web avec des profils d’utilisateurs, des commentaires publics semi-persistants sur chaque profil, et un réseau social public navigable (un environnement dit pervasif, c’est-à-dire que les objets présents dans l’environnement interagissent entre eux sans action particulière de l’utilisateur – une forme d’ubiquité numérique) affiché en lien direct avec chaque profil individuel.
L’internaute interagit avec l’information, communique et échange. Tout comme dans la vie réelle, sa réputation de producteur de contenu devient directement liée à la qualité de l’information qu’il publie. Et inversement, l’appréciation de la qualité d’un contenu est directement liée à sa réputation, déterminant ainsi son capital social.
La grande différence de ce modèle virtuel est que le réseau Internet introduit un nouveau mode de communication impossible à réaliser physiquement : l’ubiquité couplée à l’instantanéité.
Dans ce contexte, la gestion de sa présence en ligne, de sa visibilité et de ses identités devient un enjeu prépondérant pour l’individu.
Visibilité et typologie des présences en ligne
Le sociologue Dominique Cardon(3) nous propose une typologie très intéressante des différentes formes de présence en ligne sur le web 2.0 et ce qu’elles induisent pour les individus qui les créent et les alimentent.
Il détermine 5 formats de visibilité organisés sur le duo identité numérique/type de visibilité recherchée :
1. Le paravent (se cacher pour se voir)
C’est le principe même des sites de rencontre. Les individus se sélectionnent les uns les autres à travers une fiche de renseignements, avant de dévoiler progressivement tout ou partie de leur(s) identité(s) au cas par cas, puis de favoriser ou pas une rencontre dans la vie virtuelle ou réelle.
2. Le clair-obscur (montrer caché)
Les participants rendent visible tout ou partie de leur intimité et de leur quotidien à un réseau social de proches et sont difficilement accessibles pour les autres (attention aux amis d’amis).
3. Le phare (tout montrer, tout voir)
Les participants rendent visibles de nombreux traits de leur identité, leurs centres d’intérêts et leurs compétences, et sont facilement accessibles à tous. La visibilité ici fait l’objet d’une réelle quête et d’une recherche de connectivité maximale au moyen d’indicateurs tels que réputation, nombre d’amis, compteurs d’audience, etc.
4. La « lanterna magica » (se voir mais caché)
Les participants prennent la forme d’avatars qu’ils personnalisent, dans le but de dissocier leur identité réelle de celle qu’ils endossent dans le monde virtuel. Cette division libère les contraintes et facilite les nouvelles rencontres.
5. Le post-it (je suis là, je fais ça)
Ce type de plate-forme est un cas à part, les participants rendent visibles à tous leur disponibilité et leur présence, mais interagissent uniquement avec un cercle relationnel restreint.
Identité civile, identité numérique et réputation
Selon le dictionnaire Le Robert, l’identité est « le caractère de ce qui demeure identique à soi-même. » Elle est ce qui caractérise un individu, le distingue, lui confère son individualité et sa singularité. Pour l’anthropologue Nicole Sindzingre , l’identité est inséparable de l’individuation : pour identifier un ou plusieurs individus à d’autres, il faut les distinguer de tout ce qu’ils ne sont pas.
D’un point de vue juridique, l’identité d’une personne est inscrite dans l’état civil et garantie par l’État. Il s’agit de l’ensemble des éléments de fait et de droit relatifs à un individu (date et lieu de naissance, nom, prénom, filiation, etc.) légalement reconnu ou constaté qui permet de l’individualiser de manière unique.
L’identité numérique, elle, ne peut pas être considérée comme le simple reflet plus ou moins fidèle de son identité civile. Non, l’identité numérique est plurielle – nous en avons tous plusieurs, en particulier lorsque nous pratiquons l’hétéronymat –, active, mobile et changeante.
Elle est caractérisée par deux groupes d’informations distincts mais très complémentaires :
- les parcelles d’information dites incontestables et uniques : coordonnées physiques, adresse IP, certificats numériques, comptes bancaires, numéro de téléphone, etc., qui sont généralement attribuées par une autorité tierce (état civil, fournisseur d’accès Internet, opérateur de télécommunications, banque…) ;
- et celles réputées plus ambiguës et multiples : pseudonymes, avatars, commentaires, blogs, photos, CV, etc., qui sont générées par l’individu lui-même ou par les individus composant son réseau.
Plus ces parcelles seront nombreuses et accessibles, plus elles permettront de construire, une fois assemblées, une identité numérique très précise de l’individu ! Et bien sûr, plus ces parcelles seront nombreuses et éparpillées, plus il deviendra impératif pour l’individu de les « gérer », c’est-à-dire de surveiller l’utilisation qui pourrait être faite de chacune d’elles.
NOTES
(1) Le Paradoxe de Milgram (Small World) est l’hypothèse selon laquelle chacun peut être relié à n’importe quel autre individu existant par une chaîne de six relations (6 degrés de séparation).
(2) La notion de capital social a été étudiée en 2006 dans l’article Le rôle des interactions sociales dans les modèles économiques Internet de Thierry Pénard professeur d’économie à l’université de Rennes 1.
(3) Dominique Cardon est sociologue au Laboratoire des usages de France Télécom R&D et chercheur associé au Centre d’étude des mouvements sociaux de l’École des Hautes études en sciences sociales.